LE REGARD DE JACQUES BUSSE: RIDEAU POUR TAPS

« Nous l’ avons toujours appelé Taps. C’ est pas dans les dictionnaires, mais ça existe.

Onomatopée traditionnelle dans le monde du théâtre, substituée à la désignation d’un certain rideau de scène, dont la manipulation provoquait sans doute cette sorte de frappe sonore : « taps ». Ivan Kawun en eut la charge dans un de nos chers théâtres de Saint-Germain-des-Prés dans l’immédiat après-guerre. Un régisseur commandait : « Taps », Ivan faisait tomber le taps (ou le relever, je ne sais pas). Ça lui est resté, définitivement. Jusqu’à ce qu’il prenne congé de nous tous et du reste, il aura été Taps, jamais Ivan, même pour sa femme.
« Pas vrai, Denise ? » ( sa voix traversait les murs ).

D’où était-il sorti celui-là ? en tout cas, pas de chez nous; Russe, certes ! non, pire que Russe : Ukrainien ! Issu d’un pays méconnu (de nous), la légende ne requérait qu’à l’accompagner; il ne s’y refusait pas. Il fut question qu’il fût né dans le train, en traversant l’Allemagne. En fait c’était peut-être vrai, il fut déclaré à Reims – bien avant son sacre en tant que Taps – peut-être sur la voie de l’exil. Quelle qu’eût été la vérité ou la part de fiction du début, elle devait dépasser tout ce qu’avait pu imaginer le jeune fils d’immigrés. Je ne sais rien de son enfance, sinon qu’ayant à peine pris pied à Paris, il rebondit aussitôt, adopté dans cette mini-société germanopratine, spécialement apte à l’absorption de tout surgissement insolite, et il en était un.

KAWUN dans l’atelier rue Montsouris -1951-
KAWUN dans l’atelier rue Montsouris -1951-

II peignait – d’où ça lui venait ? – il voulait être peintre, à la folie puisqu’il était Russe, non : Ukrainien. D’évidence, par son talent – inné, ou acquis où ?, je n’en sais rien – il fut tôt intronisé là où il fallait, pour simplifier disons aux Réalités Nouvelles. Le préposé au rideau de scène prenait de l’étoffe.

Son charme aussi, slave bien sûr, mais dans le genre tonitruant, n’était pourtant pas inopérant. Une fille bien de chez nous, elle, et même de l’Auvergne, du plein centre, là où on ose, et elle osa affronter le slave Minotaure. Ça y était, le fauve était apprivoisé, acquis à la douce France; la belle était séduite, mais il y avait des conditions. Elle était propriétaire d’une belle ferme ancienne et de quelques hectares de pâture, à mille mètres d’altitude durs à la peine, peu convoités, dans un endroit voué à rester ignoré de tous. C’était du pré à moutons… quand la neige ne le recouvrait pas. On se maria, repas dans un restaurant de Saint-Germain – j’y étais – mais il fallait des moutons. Ivan suivit l’école de bergerie de Compiègne et en sortit diplômé – en sorte, le loup devenu berger. Et depuis, le peintre Kawun a réussi à mener à la fois sa carrière de peintre aux expositions et ses moutons à l’engraissement. Oh, le gigot de l’accueil quand on y arrivait ! J’en aurais bien d’autres à raconter sur tout cet improbable superbe, l’histoire interminable du petit bout de cotonne sur le petit bout de batonne, lors d’un dîner chez nous où il ne cessait de dire à Bazaine que ce n’était pas juste d’être aussi beau à son âge (ce qui était vrai), mais basta !, comme on ne dit pas en russe, on n’en finirait pas.

Denise et Ivan KAWUN - 1973 –
Denise et Ivan KAWUN - 1973 –

En peinture et notamment aux Réalités Nouvelles, Kawun est resté un immigré, pas très exactement intégré à la lettre du dogme abstrait du Salon, mais chaleureusement à son esprit de convivialité. En peinture, il poursuivit son voyage de nomade; et qui, d’ici, lui aurait jeté on ne sait quelles pierres, à moins qu’il n’en eût fait un muret de clôture pour ses moutons ? À l’exigence de l’ « art construit » de son origine, notre Salon a su, à temps sous menace de sclérose, sans renier sa vocation abstraite, s’ouvrir à toutes les opportunités de « déconstruction ». Le Slave Kawun y apportait cette ouverture de l’abstraction à l’expressionisme, rarement présent, sauf par l’immigration, dans l’histoire de l’art en France, où Braque à Picasso opposait « la ferveur ».

Là-haut, à Montchanson, Taps n’y sera plus pour m’amener au Besse, où, au moins en cette traque l’égal de ses copains Messagier et Rebeyrolle, il me disait : « Tu vois, sous cette pierre, la truite qui s’y cache, je la surveille depuis plusieurs jours pour la pêcher pour toi. » Et il la pêchait, l’animal. C’est sans doute aussi ça, l’amitié. »


Jacques BUSSE, peintre, historien d’art, président du Salon des Réalités Nouvelles de 1981 à 1994
Hommage à KAWUN dans le catalogue du 57ème Salon des Réalités Nouvelles,
Espace Auteuil, Paris – 2003 –

Kawun à la pêche -1955-
Kawun à la pêche -1955-