« Il y a du paysan dans Kawun, du paysan visité par le démon de création.
J’aime que dans un espace déterminé les formes se cherchent les moyens de l’évasion comme d’autres aspirent à toujours plus de pelotonnement. L’effort de la matière pour sortir de son cadre et celui par lequel elle s’évertue à n’en point s’échapper, c’est tout cela qui fait œuvre au premier degré.
On peut être pour ou contre l’excès.
Celui-ci ressemble à une projection exaspérément partielle d’un surcroît de vie en même temps qu’à un accès d’incrédulité devant la mort.
Kawun jette et étend sa pulsion là où il semble que le néant vienne de montrer le bout du nez. je nomme néant cet emplacement toujours recommencé et toujours surgissant que réserve à l’expression de la laideur notre époque même.
En l’absence de beauté tout est musée de la mort. Il appartient, entre autres, à la peinture, soit de repousser ces cimaises si vastes et si funestes, soit de les couvrir des signes révoltés de l’art. Chaque coup de pinceau heureux fait reculer le périssable, ou le vexe…
N’empêche, comme c’est impressionnant un barbare à genoux, envahi par la désolation. Et puis, lorsqu’il s’ébroue.
Un soir qu’il pissait contre sa haie, la vue de son ombre sur le mur lui fit me dire :
ça c’est moi dans mes toiles.
Oui, un géant qui pisse et crache sa pâte et qui se retrouve pissé et craché, pris dans les formes titubantes de son œuvre.
Il y a de l’ivresse là-dessous. Il y a du chancellement de paillard. Derrière ces corps qui se balancent et manquent à tout instant de choir, je devine la poigne bachique. Je veux dire, en filigrane, un homme d’une main, penchant vers sa gueule bée la bouteille, de l’autre tendant un pinceau en goguette à des espaces trop sobres….
…Nous ne sommes pas loin de l’orgie. Nous y allons d’un pas pressé, soutenus par des cadences ludiques. La toile boit, encore un peu nous trinquerions avec elle. Mais dans notre mouvement nous n’entraînons avec nous que des monstres pris au piège de la fête.
Je dis que cette espièglerie n’est pas cruelle, même si elle le fut, jadis. Je dis qu’elle est naïve en l’une au moins de ses composantes, de ses tonalités. Qu’elle l’est par cette sorte de bonté et de familiarité des formes que l’on peut observer au cœur du déchaînement même. Ici et là, le barbare bute sur je ne sais quel héritage de délicatesse doublé des charmes de l’apprivoisement.
Je vois d’où part l’élan sanguinaire, je vois aussi où il se courbe, en mollesse, vers ce qui le nie…
… Il y a du paysan dans KAWUN.
Du paysan visité par le démon de création…
Jadis, il commença par l’abstrait. Il donna couleur à des labours, à des humus. Opinion toute personnelle. D’autres pencheront pour un besoin puéril de rivaliser avec Paris-Rive gauche, son avant-garde, ses mirages. J’incline pour un apprentissage candide de la couleur avant toutes choses. Pour une volonté de n’esquisser des formes qu’après avoir apprivoisé, amadoué la pâte.
Je l’imagine voyant naître sous ses yeux émerveillés des orgies de diaprures tempérées par l’indécision des rythmes. Je l’imagine implorant ou explorant tous les possibles de la palette.
Le paysan, en lui, c’est aussi son glissement irrésistible vers la découverte d’une sensualité autre qu’informelle avec ses effets de courbes insolentes et d’insolation plastique.
S’il y eut dans le cours de cette œuvre une tentation intellectuelle, elle devait, tôt ou tard, ou disparaître ou se pervertir sous la montée des forces telluriques. Je crois en sa perversion plus qu’en sa disparition. Cette perversion n’est plus géante. Elle est au service de quelque chose qui la dépasse comme, par exemple, une authentique jubilation charnelle.
Vaste et froid atelier réchauffé par une fièvre d’homme. Tout y est soudain donné à voir comme par surabondance. Générosité contagieuse d’un tableau, puis d’un autre, brutalité d’un troisième mais enveloppante et en fin de compte caressante.
Ce rien de munificence qui éclate, ici et là, ou qui repose dans un coin, haletant, prêt à nous jeter ses fastes dans les jambes.
Il y a du souk, du bazar, du capharnaüm sous ce toit, il y a des gestes de montreur se corsant d’une théâtralité byzantine.
Il faudrait parler soudain d’une générosité des rythmes, de l’hospitalité de toute lumière.
Ce mouvement tournant et festoyant qui nous convie, sinon à la fête, du moins à ses préparatifs. Le festin n’est pas loin. Et l’ogre nous fait face, à visage presque découvert…
Mais nous ne serons pas mangés. Nous dévorerons avec lui la carne du temps …
… Nous sommes devant un fresquiste auquel les murs manquent. Ou alors ils se font papier, ils se décollent pour lui d’un autre mur, infranchissable par définition. J’aime découvrir un inconnu dans les conditions idéales de son désordre et de son idée fixe.
J’aime le découvrir dans des conditions idéales d’ordre et de luxuriance. »
Marcel MOREAU, écrivain
Extraits de textes de 1976, repris dans le catalogue de l’exposition KAWUN,
Espace Les Ecuries, Aurillac -1995 –