Le regard de Sylvie SEBILLOTTE-CLAVEL : Une expérience picturale solitaire

Dessin corps de femme« Loin des modes, mais enraciné dans son siècle, Kawun poursuit une expérience picturale solitaire où l’ambiguïté de la représentation figurative nous renvoie sans cesse à ce qui fait la nature et l’intérêt propre de sa peinture: composition, valeurs, lumière qui sont mises à profit d’un univers étrange.

On est loin de l’éclatement des langages actuels où le décodage de l’amateur doit affronter l’hermétisme de l’art conceptuel, les matériaux de récupération ou le bad-painting.
Aucun phénomène de surenchère ne vient déstabiliser le peintre dans son invention propre et continue.

Kawun ignore délibérément les dérangements actuels de l’ordre culturel, l’atomisation des expressions, les négations disciplinaires et la quête d’une « après-mort » de l’art.
A l’heure où la recherche inquiétante d’un langage paupérisé se sert, comme s’il s’agissait d’un retour aux sources, de moyens et matériaux bruts ou abandonnés, à l’opposé de ce « tiers-langage » qui se cherche et se perd dans le comble du culturel, Kawun revendique et affirme la légitimité immuable de la peinture. Il n’en a jamais abdiqué : aucun renoncement au nom d’une hypothétique et étroite modernité, aucune concession.

Au contraire, dans la diversité et l’exploration approfondie des potentiels d’un champ unique – celui de la toile -, dans la maturité de son choix, Kawun travaille et retravaille la lumière, les ocres de la terre, le combiné paradoxal mouvement/immobilité éternelle.

Le choix d’une figuration aléatoire, sous les apparences de la sagesse, entre les acquis abstraits du mouvement moderne et la nouvelle figuration, est, en réalité, hardi. Dans les toiles/châteaux, la transformation des figures hiératiques – foules châtelaines ou évocations figées – en objets plastiques s’appuie sur une fausse maladresse qui permet de rompre avec le sujet, tout en gardant le prétexte. Dans un renversement intelligent, l’appel aux références culturelles et aux traditions picturales est immédiatement récupéré plastiquement. L’apparence devient dessin, la silhouette est forme et la mise en scène composition, le sujet est devenu objet dans un libre morphisme de tout.

Plus de théories ou de doctrines, inutiles d’isoler explicitement le trait intrinsèque. Dans un jeu subtil entre réel et imaginaire, naît un espace pictural singulier où le raccourci l’envie à la fausse perspective et le mouvement à une impossible profondeur, irradiée dans de faux éclairages, par une irréaliste lumière.

Dans l’inversion et le retournement perpétuel de conventions apprivoisées, les figures de Kawun recréent un autre monde où la peinture est libre.

Ici, Venise/Allégation/projection d’un univers pictural; cet ensemble de variations sur un thème a digéré le travail antérieur, comme si chaque ancienne série y tramait son exutoire.

L’étrangeté des ombres, des formes mouvementées ou statiques s’estompant dans leur propre multiplication comme une foule fantomatique, leur émergence dans la lumière comme des hampes de vie ou des hérauts de l’art, sont autant de renvois aux toiles/perspectives, toiles/châteaux, toiles/portraits.

La référence carpaccienne est aussitôt avalée dans une densité brune et agitée d’où jaillit une lumière d’or, ruisselant sur les formes à peine profilées des palais.

Peinture par touches où le jeu des terres ocres, brunes et illuminées suggère une composition structurée; c’est ce mélange de maîtrise et de liberté, entre la pré-conception de l’ordonnance et l’apparente indépendance du pinceau, qui emporte le mouvement. Celui de l’œil du spectateur qui doit reculer pour interpréter ce fourmillement organisé, mais qui, de près, se trouve « pris » – au sens stendhalien – dans la sensualité des rythmes et de la pâte de la brosse.

Dans cette peinture, dans ces toiles fortes et vivantes autant que fines et sensibles, où l’art de faire s’est paré d’un sujet, l’évidence est telle que l’explication descriptive ne lève finalement pas le mystère subjuguant de la création de l’œuvre et de son ordre supérieur: celui de la peinture de Kawun où l’art en tant que tel opère. »


Sylvie SEBILLOTTE-CLAVEL, ancienne administratrice de la Sainte Chapelle, de la Conciergerie et des Tours Notre Dame de Paris,
dans le catalogue de l’exposition à la Galerie d’art contemporain, AMAC,
Chamalières -1990 –