Le regard de Florence VERCIER : Une ivresse conquérante

Dessin corps femme« Depuis le commencement, la peinture de Kawun est le champ activé de ses désirs, de ses angoisses, de ses appétits et de ses interrogations. Dans la fenêtre ouverte de la toile, il a été à la découverte de lui-même et de l’univers, a coulé sa confession.
Peintures et dessins déroulent ainsi le film d’une vie où chaque image imprime la réalité complexe de l’instant.
Mais, contrairement au film, chaque plan y a son autonomie et raconte sa propre histoire. Et dans le face à face où nous nous engageons, la toile nous parle d’une joie ou d’une colère, d’un paysage et d’un air respiré : chacune est la radioscopie d’un fragment du temps… Le temps suivant, les choses ont changé. Une révolte apaisée, le choc d’une émotion distancé, et un autre visage se dessine.
Kawun atteignant ces dernières années la vallée puissante de sa maturité, on peut voir ainsi en amont, plus près de la source, les rus et rivières nourris de terreaux et circonstances accidentelles, refléter des berges et des cieux différents. Le fleuve coule, généreux, alimenté par ces courants divers, mais chaque œuvre, charriant le limon du pays traversé, a son univers. Et chaque toile pétrie du sourire ou de la rudesse d’une terre, est unique. C’est ainsi que cette trace d’un instant nous parle au présent. Cette inclusion d’un aujourd’hui dans la matière picturale ne nous parvient pas comme une étape du passé ou comme un élément archéologique de l’histoire du peintre. Le temps ne se lit pas à rebours et notre cartésianisme ne trouvera pas à s’alimenter d’une science chronologique. On aimerait remonter le fil, se tenir à un lien de causalité, trouver l’explication rationnelle établissant une sournoise et rassurante hiérarchie.

Mais non, le déroulement est fait de soubresauts, le film est discontinu, comme l’est la vie elle-même. Et comme le sont ces tranches de vie qui dans leur sensualité colorée et dans l’espace inventé par Kawun pour piéger notre regard, défilent maintenant côte à côte, dans la rigueur toujours arbitraire des cimaises. Une à une nous déchiffrons ainsi, page à page, le journal intime et nous immergeons dans le flux et le reflux d’une écriture, à l’unisson de celui qui a imprimé son énergie sur la toile, recevant en écho les résonances secrètes que notre approche réveille.

Et si en Venise, Kawun s’est un jour reconnu comme en un miroir où se sont cristallisées ses confessions éparses, s’il a peuplé ses toiles de signes désormais identifiables, la démarche est restée la même entre la réalité intérieure et la cire qui enregistre ses vibrations, le peintre fait naître un univers qui convie notre esprit au voyage actif et immobile à l’intérieur des formes.

Dans l’après-guerre où Kawun commence à peindre, les peintres ne mettent déjà plus leur art au service de cette habileté qui, chez les anciens, s’excitait au jeu de l’illusion. L’apparence est une écorce vide de réalité et le jeune peintre reçoit en héritage l’affranchissement des contraintes imitatives. Les impressionnistes ont libéré le regard de son asservissement au motif ; les cubistes, fêlé et tordu l’enveloppe quotidienne; les surréalistes, ébranlé notre base d’acquis. Il sait donc, avec ceux de sa génération, combien le réel est complexe et multiple, qui fond dans la pâte existentielle de la peinture une somme d’expériences, d’intuitions, vécues, senties, imaginées, conscientes et inconscientes, mobiles et instables. L’objet a des failles, l’humain aussi. Les certitudes ont fui et la toile, dans des formes inventées, sera le medium des non-dits, le sismographe des pulsions, le divan de l’analyste. La conquête de la peinture est celle du peintre lui-même, dans un dialogue entre sa quête d’une vérité – la sienne – et la réalité concrète des couleurs et les lignes.
La main pourrait lancer un réseau de traits, éparpiller une averse de taches. Et se refusant à intervenir, niant toute part de censure et de décision, certains peintres ont ainsi exploré cet inconnu où le hasard mène la danse de l’inconscient. A l’autre extrême, l’esprit voudrait édifier un monde clairement ordonnancé d’objets parlant à l’intellect et balisant le chemin au grand jour de la raison.

Kawun, lui, accepte de solliciter l’inconnu, de s’enfoncer dans l’obscurité, d’interroger l’enfoui, dans l’inquiétude et le doute. Cependant cette descente en lui-même – par laquelle il questionne l’univers et sa propre relation au monde – naîtra d’un échange permanent entre le secret questionné et le visible contrôlé, entre l’imaginaire et ce qui naît sur la page, cette chair tangible de la couleur et du dessin.

Déjà le premier geste sur l’arène, avec l’arc du fusain, réveil des lambeaux d’oubli. Un rythme murmure, un espace éclot, une lumière se dévoile. Ce premier tracé a modifié l’espace et modulé le plan, amorcé la dualité ombre/lumière. Ce geste en appelle un autre, en complément ou en réaction: la courbe engendre la courbe inverse, le déséquilibre cherche un contrepoids. Plus tard, la couleur génère une autre profondeur qu’une nouvelle touche viendra désarticuler pour ouvrir une autre piste.

Entre l’imaginaire et la forme qui s’organise naît un jeu de proposition/réponse qui n’a de fin que lorsque la créature de formes et de mouvements s’impose dans sa complexité comme dans sa cohésion. Sa présence irradie. Elle exerce son pouvoir. Elle est un organisme vivant. Et le peintre en juge ainsi, qui appose sa signature au bas du tableau, montrant que, pour lui, l’instant est clos, incarné à jamais dans la trame peinte. Le jeu est sans merci, bien que non dénué de sa part ludique. Car entre le réel qu’il entrevoit, qu’il cherche à rendre visible, et ce qui se passe sur la toile (ce qu’il maîtrise et ce qui lui échappe) entre le désir imprécis que la volonté de dépassement transforme en angoisse (en colère) et la matérialité réalisée, la distance creuse un hiatus. La connaissance, en effet, est un absolu. Et les moyens pour l’atteindre – la main, l’œil, l’intelligence et le savoir – sont imparfaits. Kawun le sait, enrage et se bat.
La peinture se fait lutte. Ce n’est pas un hasard s’il peint tant de batailles. Il doit secouer l’inertie des visions incertaines et cravacher la matière rétive. La vérité est par delà les ronces qui tailladent l’explorateur. Sous les couches nourricières qui enserrent le germe végétal, se concentrent les forces vitales. La bataille de l’artiste sera cette énergie exploratrice et cette explosion de vie qui violente les enveloppes protectrices.

Qui dira d’où Kawun tire sa force et son acharnement, de quelle soif de conquête ou de quel désespoir ? Il lutte contre lui-même et l’élément matériel, mais il se bat aussi pour garder l’influx intact de trahison. Il sait en effet le danger d’un métier (trop) rodé qui lisse des aspérités et dévie l’emprise du peintre sur le réel. Ce serait si tentant, après tant de victoires et d’acquis, de laisser courir le crayon au gré de ce qu’il sait faire… appliquer une recette éprouvée, quel bien-être… mais aussi quel relent amer de capitulation ! L’ivresse du trait virtuose est un plaisir stérile qui porte sa fin en soi. Résistant à la séduction, Kawun charge ainsi d’énergie la virulence et la verdeur des formes que le seul exercice d’une technique habile aurait amollies et privées de vie. D’ailleurs, pour fuir ce danger de routine, il se crée lui-même des défis. Et on le voit par exemple dans une série de toiles s’inventer la gageure d’introduire des éléments contradictoires, deux taches bleu et rouge, au milieu d’une symphonie antagoniste qui ne demande qu’à les rejeter. Pari tenu, puisque le mariage se fait sans heurt et réconcilie les parcelles ennemies. Parfois encore, plutôt que de creuses redites, Kawun préfère prendre un tout autre chemin si, d’aventure, il aboutit à une impasse. Il accepte alors l’aire d’une attente, d’un repli. Tel ce temps où il s’arrête, attentif au spectacle humble et quotidien de la nature morte mais ce n’est là qu’une halte, une manière de faire le vide en soi pour repartir frais et neuf vers de nouveaux combats.

Et en effet les toiles à venir grondent, se convulsent, tempêtent mais explosent également d’exubérance joyeuse. Car le conquérant transmet aussi sa joie d’avoir surmonté les obstacles, et l’on sent, dans la mêlée ardente, cogner son appétit de vivre.

La lutte est cependant âpre en ces paysages où le jeune Kawun rencontre l’Auvergne pour la première fois rudesse des sols qui ébranlent de leur austérité l’humaine solitude; rocs hérissés contre lesquels se heurtent les angoisses… Les toiles rugueuses, déchirées communiquent le choc du premier contact avec ces hauts plateaux qui allaient devenir sa terre. La violence peut aussi, sans agressivité, se maintenir contenue, et sous-tendre des formes apaisées. Mais elle soulève par ailleurs les masses d’une poussée volontaire, elle malaxe de pleine force la pâte magnétisée. Et les plages les plus sereines affirment toujours une volonté serrée.
Cependant, ouvrant les perspectives de sa propre histoire et soufflant à son esprit le récit de ses origines, la rencontre de Kawun avec Venise oriente désormais son combat. La lutte devient joie, vitalité, ivresse conquérante. Du haut de sa retraite, il porte le regard au loin, réceptif à cette bourrasque de l’histoire et à ce déferlement de lumière venus de la lagune. Quelle furie triomphante dans la possession de ces espaces chavirés, où la volute baroque brasse la matière domptée ! La conquête est immense et la création du monde lui appartient. Car Venise est le révélateur de souvenirs ignorés. Tandis que mer et ciel fondus dans l’infini décuplent sa soif d’espace, les géants, Tintoret, Véronèse, montrent la voie des mythes transcendés. Derrière Saint-Marc se profile Byzance et les ors de l’iconostase. Et sur ces rives où s’entrechoquèrent les armes turques, Kawun embarque vers la terre ancestrale et amoncelle les coupoles, dans le bonheur de renouer avec la poésie de son enfance, que la voix maternelle a parée de songes merveilleux. »


Florence VERCIER, collectionneuse, écrivaine et critique d’art,
dans le catalogue de l’exposition Kawun, Espace Les Écuries,
Aurillac – 1995 –