« Il n’est d’autre manière d’aimer une peinture que de la regarder, de la regarder encore après ce moment où elle vous a attiré. C’est certes l’expression d’une évidence bien plate. Certains, à partir de là, ont la qualité d’en tirer une musique exquise, intime et à la fois universelle. La connaissance librement et intelligemment acquise inspire à certains autres des pensées qui perfectionnent appréciations et compréhensions des œuvres. Ils n’apprennent certainement pas grand chose au peintre lui-même, qui a trouvé dans l’exercice de son art « une occasion de produire son âme » (1), mais ils l’accompagnent et affinent l’entendement des contemporains et des amateurs à venir.
N’étant ni poète ni critique d’art, n’ayant que la sincérité de mon émotion et de mon amitié, comment pouvais-je satisfaire honnêtement la merveilleuse mais bien intimidante commande de ces quelques phrases que m’avait passée le peintre Ivan Kawun ?
Les seules protestations de l’émotion ressentie risquaient de donner lieu à un propos bien lassant. Or j’avais été le témoin épisodique, mais attentif et ravi, de la naissance d’un grand tableau (« Il Combattimento ») et mes visites m’avaient permis de garder les traces des propos d’Ivan Kawun. Ce rôle de témoin, j’en reconnais les difficultés et les faiblesses, surtout quand il s’agit d’artistes, dont le seul vrai discours réside dans l’œuvre même.
J’ai néanmoins fini par choisir de « livrer » un petit « montage » de ce qui pourrait s’apparenter à une « leçon de peinture« , si la conscience de ma maladresse ne me contraignait pas à l’intituler « souvenirs » afin notamment de libérer quelque peu Ivan Kawun du souci de devoir cautionner les bévues et les omissions de son interlocuteur.
Parler de la peinture de Kawun sans évoquer la préparation minutieuse de son médium à l’œuf (2), qu’il a perfectionné à partir de la recette que lui avait donnée le peintre surréaliste Victor Brauner, serait le pire des non-sens. Les palettes sont des tables dont le plateau se couvre de montagnes multicolores. Les matériaux et le décor sont là (3), l’aventure imprévisible (insistez sur cet adjectif) peut commencer.
Elle ne répond à aucune projection ni de dépend d’aucune géographie initiale. S’il existe un dessin de composition, il est bien postérieur à l’attaque (le mot n’est pas trop fort) de la toile.
« Quand je peins, il y a deux choses fondamentales pour moi: c’est d’abord le combat de l’œuvre sur la surface blanche, carrée ou rectangulaire. C’est ensuite la résolution des problèmes plastiques du tableau. Quand la toile est blanche, ce qui est vraiment très intimidant «on» a envie qu’elle ne le soit plus et au plus vite. Et «on» met «on» fait n’importe quoi pour la maculer. Dès le commencement, cela peut me parler, il y a des espaces, ça vient petit à petit. Ce sont ensuite soit les formes, soit les traits qui me guident; c’est l’aventure avec tout ce que me suggèrent ces traits ou ces formes et que je développe. J’essaye bien d’orienter mais je ne vais jamais exactement où je veux.
De là vient cette lutte « .
« Cette aventure avec une toile, je ne peux la connaître qu’à son achèvement. En effet, ce que je veux faire, ce que j’aimerais faire et ce qui sera sont trois choses différentes ».
La seule méfiance de Kawun se dirigerait contre des débuts de tableaux trop narratifs, mais ne concerne nullement le débat entre figuration et abstraction, qui n’a, à ce stade, pas grande signification, certains de ses tableaux qualifiés de figuratifs étant aussi abstraits que certaines de ses toiles déjà anciennes jugées telles. Le seul projet viable est purement pictural; il réside dans la touche.
« La touche c’est l’épaisseur. La peinture se fait par épaisseurs, par juxtaposition. Elle peut se définir comme une accumulation, qui s’étage et s’étoffe de regrets et de doutes ».
Tout le reste ne serait qu’imagerie ou mauvaise littérature ».
Pourtant, objecterait-on, ses toiles récentes accordent une place très importante aux villes, aux batailles. Ceci amène à questionner Kawun sur l’apport éventuel de mythologies. S’il ne se raconte pas d’histoires précises, ce qui le passionne, ce qui l’habite complètement, « c’est l’histoire de l’humanité, l’humanisme et rien d’autre. Quand je peins Venise, ce n’est pas seulement Venise, c’est parfois une sorte d’allégorie des grands panneaux des XVIe et XVlle siècles, présentant les cités presque comme des cartes, presque… C’est aussi, à la fois, un peu de la culture de la Grèce antique, Byzance et l’Orient; c’est aussi l’Égypte ».
Les « grandes activités humaines », comme les appelle Kawun, sont les vraies responsables de certaines grappes de personnages de l’un ou l’autre de ses tableaux. Et les batailles, » je les aime pour leur mouvement, mais il faut qu’elles soient joyeuses et contiennent du rire. Et je les aime aussi parce qu’il y a des corps humains et que j’éprouve pour l’Homme une profonde affection. Le corps humain m’offre des lignes et des formes dessinées en courbe. Il se trouve parfois que ces lignes et formes sont tout ou parties de corps humains. Je ne dis pas «je vais faire ou je ne vais pas faire un pied. Je dessine et il se trouve que cela donne un pied» « . En fait, pour fournir un autre éclairage aux discussions souvent ouvertes sur et entre abstraction et figuration: « qui me dit que ce visage restera visage, que ceci restera un bras ? Ce qui est Figuratif, je le pousse vers l’abstraction, ce qui est abstrait, je l’amène vers la figuration. J’ai besoin de ce balancement ». Quant aux damiers noirs-et-blancs, qui donnent souvent un point de stabilité au tableau, « c’est le jeu d’échec, c’est le Quattrocento, c’est le carré, c’est l’espace, c’est une figure cosmique « .
La difficulté de « lire » certaines parts du tableau vient de ce « qu’il faut laisser des espaces à l’invention du spectateur. C’est au regard de choisir. Le peintre a fait quelque chose, c’est vrai et c’est bien. C’est encore meilleur quand il laisse au regard du spectateur le pouvoir de voyager… Ce regard c’est [d’ailleurs] comme la bicyclette il faut en faire tous les jours, tous les jours. Plus tu regardes de la peinture, plus tu aiguises ton sens critique « .
La fréquentation des musées, des galeries, de tous les arts, doit se faire librement, « les mains dans les poches »; les lectures des livres et revues n’intervenant qu’après, pour peaufiner, pour se frotter à d’autres jugements.
La réalisation d’un grand tableau (et celui que j’ai un temps visité avait six mètres de base) s’accompagne souvent de celle de toiles de différents formats inférieurs. Il y en avait six en chantier, qui étaient et n’étaient pas la même peinture, mais qui manifestaient l’expression de la même pensée et visaient le même but. Avaient-ils, ces tableaux, une fonction d’expérience, de paliers, d’épreuves vers d’éventuelles remises en cause de l’œuvre ?
Il arrive en effet de remettre en cause la structure d’un tableau. « Quand ça arrive, c’est tout l’un ou tout l’autre: la réussite ou l’échec. Dans ce dernier cas, tu prends le tableau, tu le crèves, tu lui enlèves ses clous et tu recommences « .
D’autres dangers menacent, dont celui de perdre ou de casser le fil tendu entre le peintre et sa peinture. « C’est pour cela que je n’aime pas partir et que je fais toujours une comédie pour le faire. Je crains de ne pas retrouver le fil au retour; de couper, par des interruptions physiques, le discours établi entre la peinture et moi ».
Le choix du fond viendra au cours du travail, sans que ce moment soit déterminé. « Un jour, je ferai le faux pas qui me fera choisir et finir. Je ne peux le savoir à l’avance ». Le titre, lui, sera éventuellement donné à la fin, avec le vernis…
Depuis près d’un an, je n’ai plus poussé la porte de la « grange au peintre », un an ponctué de nouvelles diverses, de bouleversements humains. Je ne sais si ce mélange de styles direct et indirect, qui se veut la transcription fidèle des propos de l’ami peintre, aidera à apporter à d’autres le plaisir et l’étonnement que j’avais éprouvé alors. Mais comme je le souhaiterais! »
Michel QUETIN , ancien conservateur général aux Archives Nationales, photographe et historien de la photographie.
Souvenirs de la Grange au Peintre dans le catalogue de l’exposition à la Galerie d’art contemporain, AMAC, Chamalières -1990 –
(1) Selon l’expression qu’employa Barrès dans son essai sur Le Gréco.
(2) Ce liant est un mélange de blanc d’œuf ( parfois de jaune d’œuf pour ajouter de la consistance), de vernis à la gomme arabique et de cire émulsionnée dans l’essence de térébenthine.
(3) Omettrai-je de dire que dans l’atelier de Kawun, la radio (Franc Musique je crois) émet en permanence ?